Une ville aux multiples facettes

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Dopés par une économie locale prospère et par l’attractivité importante de leur ville, les restaurateurs nantais connaissent depuis quelques années une croissance dynamique qui a favorisé la constitution de quelques groupes. Mais aujourd’hui, le centre-ville est un peu boudé par les nouveaux projets au profit de la périphérie.

Les géographes se perdent en conjectures pour situer le centre-ville de Nantes. Parcourue par un fleuve et deux rivières, cette cité s’est trouvée naturellement morcelée au cours de l’Histoire et cette fragmentation des quartiers et de l’animation est restée d’actualité. De la sorte, la restauration se révèle très atomisée dans la ville et même dans les communes environnantes de l’agglomération qui enregistrent ces dernières années des créations d’envergure.

Au total 1 200 restaurants sont installés dans l’agglomération et selon Catherine Quérard, présidente du GNI Grand Ouest et vice-présidente du syndicat au niveau national, la situation pour les CHR est plutôt favorable : « Notre ville attire, nous enregistrons un solde migratoire positif de près de 6 000 personnes par an. La ville est attractive et active. Le syndicat travaille en concertation avec l’agglomération, le département et la Région. Nous avons été une des premières villes à mettre en place une commission des débits de boissons. La seule chose qu’on peut déplorer, c’est peut-être le manque d’étoilés Michelin. » Et encore, depuis le début de l’année, la ville compte quatre étoilés et a ainsi doublé le nombre de ses étoiles. Mais globalement, Nantes regorge de bonnes tables qui cultivent une certaine discrétion. Malgré sa richesse économique, la ville refuse de céder aux sirènes du bling-bling. La 6e ville de France ne détient même pas un hôtel 5* en dehors du Château de Maubreuil à Carquefou, qui ne dispose que de 14 chambres. En revanche, la ville possède des hébergements originaux, comme cet hôtel Maisons du Monde de 47 chambres créé en 2019, en plein centre-ville, par la chaîne d’ameublement et de décoration dont le siège se situe dans la banlieue proche à Vertou. Les établissements montent en gamme. Ainsi, avec l’appui financier d’Extendam, le groupe rennais Vicartem vient de racheter l’hôtel de Bourgogne, près de la gare, afin de le faire passer de 2 à 4* et porter la capacité de l’hébergement de 38 à 60 chambres. Ces dernières années plusieurs groupes de restauration sont apparus. Celui de Yannick Curty (voir encadré) est sans doute le plus ancien et le plus en vue. Son petit empire emploie 150 personnes. Ce professionnel qui détient depuis quarante ans la Cigale, la plus célèbre brasserie de la ville, a aussi étendu sa griffe de luxe sur trois restaurants contemporains.

Autres poids lourds locaux 

Mais le leader de la restauration locale serait Benoit Sigoignet. L’homme très discret, voire secret, aurait ainsi créé 30 établissements en moins de 20 ans. Il en détiendrait encore une quinzaine et son groupe emploierait selon le quotidien Ouest France 200 personnes. Récemment, il a mis dans son escarcelle Manaïche à Nantes, a créé Jungle à Sainte-Luce et Les Garçons bouchers à La Chapelle-sur-Erdre. La manière dont ce patron très présent sur le terrain a redressé spectaculairement Peau de vache, un restaurant maudit dOrvault, lui vaut le respect de nombre de ses confrères.

Benoit Sigoignet est parfois associé dans ses affaires à deux autres professionnels, Bertrand Saint-Yves ou Éric de Roincé qui collectionnent eux-mêmes les belles affaires Nantaises. Éric de Roincé détiendrait ainsi une dizaine d’adresses dont le Poussin rouge, à Trentemoult (commune de Rezé), petit village situé de l’autre côté de la Loire et accessible en 10 min depuis la gare maritime grâce au service de navettes fluviales de la ville. Délaissé, il y a une quinzaine d’années, ce petit port fluvial est devenu un lieu de sortie prisé des Nantais. De nombreuses affaires se sont développées dont la Civelle de Vincent et Élisabeth Leduc, mais aussi la Guinguette de Catherine Quérard qui assure : « La relance de cet établissement est sans doute ma plus grande fierté. » Cette ancienne professionnelle de la logistique est arrivée à Nantes il y a vingt ans pour tenter sa chance dans la restauration en compagnie de son mari. Ils ont ainsi créé de nombreuses affaires qu’ils ont parfois revendues. Ils détiennent aujourd’hui quatre adresses et sont actionnaires minoritaires dans quatre autres. Ils exploitent des établissements aussi divers et différemment situés que la Guinguette de Trentemoult, le Bistr’Océan du centre Leclerc Paradis ou encore Amour de pomme de terre en plein centre-ville. Pragmatique, Catherine Quérard explique qu’elle a abordé la restauration en gestionnaire comme elle l’aurait fait pour n’importe quelle autre entreprise : « J’ai appliqué à la gestion du personnel les méthodes d’organisation de la logistique. Tout est transparent, mais tout est précisément calculé. »

La banlieue, le nouvel eldorado

On remarque ces dernières années que nombre de professionnels s’éloignent de plus en plus du centre-ville pour leurs nouvelles créations. Olivier Dragué, poids lourd de la restauration locale, avec notamment le Cambronne, a créé avant la crise sanitaire le Moïa, un vaste restaurant à côté du Zénith qui connaît un gros succès. Dans la même commune, Saint-Herblain, un jeune chef de 34 ans, Simon Cailleteau, épaulé par deux investisseurs, vient de racheter un vaste lieu pour y installer son restaurant la Pampa. Ce cuisinier qui a tout connu dans la carrière des cuisines des étoilés en passant par les pizzérias et les bistrots a choisi de développer une restauration conviviale et simple où il met en avant de belles pièces de viandes et des vins originaux. Son ticket moyen oscille entre 30 € au déjeuner et 40 € au dîner. Son emplacement avec 800 entreprises à proximité lui permet de bénéficier d’une clientèle d’affaires importante et le soir, l’environnement et le parking de la Pampa conviennent à la clientèle des quartiers voisins. « Nous servons 70 à 80 couverts par service, explique-t-il, nous pourrions monter à 130 si nous ne souffrions pas d’un manque chronique de personnel. » Benoit Sigoignet, comme ses associés ponctuels, misent, eux aussi, désormais systématiquement sur la banlieue. Ils posent leur dévolu sur des établissements en perte de vitesse et n’hésitent pas à investir en conséquence pour les rénover et les adapter à la clientèle locale. Ils profitent ainsi d’une gentrification d’une périphérie riche en centres commerciaux. Hugues Egert et son associé Gaëtan Giraud ont fait le même constat en créant Factory Shelter qui rassemble trois vastes bars restaurants, tous installés en banlieue.

L’intérêt de l’Île de Nantes 

La désaffection du centre-ville a commencé par l’émergence de l’Île de Nantes qui a poussé les Nantais à se réapproprier leur fleuve, la Loire. Cette expansion a attiré le Parisien Thierry Bégué, créateur de nombreux restaurants comme Chai 33. En 2011, il a créé O Deck dans sur une barge, le Nantilus, amarrée sur les quais de l’Île. Il partage ce lieu gigantesque avec le Levrette café, enseigne du groupe de cavistes V & B.

O Deck, dirigé par Rafika Belhout, a vite su trouver sa vitesse de croisière. Ce grand restaurant (200 places assises en intérieur et 200 en extérieur) qui évolue sur un segment plutôt haut de gamme off re un panorama, un confort et une qualité de prestation qui séduit bien au-delà des touristes qui viennent visiter les machines de l’Île. « Il n’y a pas de saisonnalité ici, assure la directrice, les Nantais bougent beaucoup. Février est notre pire mois car l’éléphant, attraction majeure de l’Île est placé en maintenance. »

Rafika Belhout ne cache pas que, selon elle, le meilleur est à venir. De nombreux projets d’aménagement sont annoncés dans l’Île, dont le déplacement du CHU. Un déménagement qui va encore appauvrir le centre-ville mais qui attise la convoitise des investisseurs. Un projet de food court de 10 restaurants devrait voir le jour l’année prochaine sur l’Île de Nantes. En outre, d’autres facteurs expliquent la baisse de l’attrait du centre-ville : la prohibition croissante de l’automobile intra muros , mais surtout la montée en puissance de l’insécurité (+ 23 % pour les vols avec violence en 2019). Néanmoins, certains opérateurs restent des inconditionnels du centre-ville. Jérôme Guilbert fait partie de ceux-là. Arrivé à Nantes en 1999, cet ancien visiteur médical aujourd’hui âgé de 48 ans a signé une première réussite en créant le Havana café. Entrepreneur dans l’âme. Il a mis sur pied un groupe de restauration très divers comprenant quatre discothèques, deux bars de nuit, mais aussi des restaurants assez haut de gamme comme le Maria, une adresse réputée de la place Graslin. Il contrôle désormais 14 enseignes et emploie 220 salariés. Mais dans six mois, il mobilisera un total de 330 personnes car il prévoit d’ouvrir quatre adresses sur le site de l’ancienne prison : une guinguette de 600 m2, une salle de spectacle de 500 places, un restaurant asiatique, le Kuchi et Amaya, un club bar resto festif. Pour Jérôme Guilbert, pas question de sortir du centre-ville. « Je veux pouvoir visiter tous mes établissements à pied. » Le centre-ville reste une valeur sûre. La présence de 48 000 étudiants représente un argument pour ce professionnel qui revendique une grosse part du marché festif nocturne : « Nantes attire beaucoup de Parisiens de 30 à 40 ans qui recherchent de l’innovation. L’histoire récente a d’ailleurs montré qu’en cas de crise, la périphérie était la première à souffrir, le centre résiste toujours mieux. Je rappelle aussi que les clients intra-muros sortent plusieurs fois par semaine alors que ceux de périphérie sont habitués à sortir une fois par semaine. »

La Cigale chante depuis 126 ans

Construite en 1895 par l’architecte-céramiste Émile Libaudière, la brasserie La Cigale reste au cœur de la vie nantaise. En la rachetant en 1981, Yannick Curty a redonné tout son lustre à cette institution. Aujourd’hui âgé de 69 ans, ce grand professionnel gère d’une main de fer, avec son fi ls Julien et sa fille Lisa, cet établissement qui mobilise 50 personnes. Il reconnaît que les évolutions du centre-ville l’ont obligé à s’adapter : « Les repas d’affaires ne sont plus les mêmes. La mutation sociétale qui s’est accélérée lors de la crise sanitaire nous a contraints à nous adapter. Nous avons dû faire évoluer notre management.

En revanche, en ce qui concerne l’offre j’ai prôné le retour à la simplicité, aux valeurs de base, aux recettes traditionnelles. » La méthode semble fonctionner, comme en témoigne la fréquentation soutenue de cette adresse malgré l’absence de touristes. Yannick Curty reconnaît d’ailleurs qu’il est actuellement beaucoup plus préoccupé par la pénurie de personnel que par le manque de clients. Cet entrepreneur né est réputé pour son fl air. Il a ainsi créé plusieurs restaurants à succès dans la ville. Il pressent ainsi l’essor de l’Île de Nantes dès 2007 en créant avec Jean-Yves Guého, le 1, près du nouveau tribunal judiciaire. Il contrôle aussi Le Félix et depuis plus récemment, en 2017, l’Aristide.

Yannick Curty, à la Cigale.

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